Tybalt
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Posté le: Dim Oct 30, 2011 1:54 pm Sujet du message: Ailleurs - Henri Michaux |
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Ailleurs regroupe trois recueils de poèmes en prose d'Henri Michaux : Voyage en Grande-Garabagne (1936), Au pays de la Magie (1941) et Ici, Poddema (1948).
Avant-propos de l'auteur :
« L'auteur a vécu très souvent ailleurs : deux ans en Garabagne, à peu près autant au pays de la Magie, un peu moins à Poddema. Ou beaucoup plus. Les dates précises manquent.
Ces pays ne lui ont pas toujours plu excessivement. Par endroits, il a failli s'y apprivoiser. Pas vraiment. Les pays, on se saurait assez s'en méfier. Il est revenu chez lui après chaque voyage. Il n'a pas une résistance indéfinie.
Certains lecteurs ont trouvé ces pays un peu étranges. Cela ne durera pas. Cette impression passe déjà.
Il traduit aussi le Monde, celui qui voulait s'en échapper. Qui pourrait échapper ? Le vase est clos.
Ces pays, on le constatera, sont en somme parfaitement naturels. On les retrouvera partout bientôt... Naturels comme les plantes, les insectes, naturels comme la faim, l'habitude, l'âge, l'usage, les usages, la présence de l'inconnu tout près du connu. Derrière ce qui est, ce qui a failli être, ce qui tendait à être, menaçait d'être, et qui entre des millions de "possibles" commençait à être, mais n'a pu parfaire son installation... »
Henri Michaux
Mon avis :
Les trois recueils regroupés dans Ailleurs sont un bon exemple de l'absurdité des classements éditoriaux : on pourrait aussi bien les classer en fantasy ou en fantastique qu'en littérature générale. La seule différence est dans la forme : on parle de poèmes en prose, mais en réalité, ces textes tiennent avant tout du récit de voyage, et naviguent entre la nouvelle, l'anecdote, le conte, la parabole, et d'autres genres de ce genre. Et le fantastique et la magie sont omniprésents, même si l'existence de la magie n'est explicitée que dans Au pays de la Magie.
Les pays imaginaires où voyage le narrateur dépassent en étrangeté et en créativité pas mal de romans de fantasy ; on peut les lire sous l'angle de la distraction et du dépaysement pur, mais ils donnent aussi beaucoup à réfléchir si on veut y revenir à deux fois.
Comme je pense que rien ne peut remplacer quelques petits aperçus, voici des extraits...
Deux textes de Voyage en Grande-Garabagne :
Citation: | LES BAULARS
Chez eux, la régénération des tissus est si rapide qu'ils ont la plus grande indifférence aux blessures, en quelques heures cicatrisées, et aux coups les plus brisants, qui ne laissent pas de traces le lendemain. Aussi sont-ils fiers-à-bras et provocateurs comme gens qui, s'ils n'en meurent sur-le-champ, s'en tireront à coup sûr.
Ils sont insupportables.
Le poison ? Imparfait. Ils récupèrent tellement vite s'ils ne sont pas intoxiqués à mort. On les menace utilement de crochets à arracher les yeux. Car la cécité et l'ardeur dans un même corps étant un horrible supplice, le malheur les attend là et ils le savent. |
Citation: | LES PALANS
Les Palans fournissent les avaleurs de sabre et les suceurs de poussière. On en voit parfois qui traînent derrière eux, dans la boue, comme un torchon, une panthère inerte.
Par quelle opération l'abrutissent-ils ainsi, je ne sais.
Cette panthère magique chasse pour eux la nuit ; chasse, mais ne rapporte pas. Il faut aller très tôt le matin, s'il en est temps encore, pour ramasser le gibier (la panthère en reçoit une part).
N'envoyer la panthère dans la forêt qu'aux dernières heures de la nuit. |
Le premier texte d'Au pays de la magie :
Citation: | Entourant le pays de la Magie, des îlots minuscules : ce sont des bouées. Dans chaque bouée un mort. Cette ceinture de bouées protège le pays de la Magie, sert d'écoute aux gens du pays, leur signale l'approche d'étrangers.
Il ne reste plus ensuite qu'à les dérouter et à les envoyer au loin. |
Le premier texte d'Ici, Poddema :
Citation: | PODDEMA-AMA
"C'est combien, les lèvres ?"
Mais ma question demeura sans réponse, je faisais erreur, n'étant pas à Nioua, mais à Krioua, où le baiser est gratuit, expressément gratuit, si long soit-il.
Je n'y en ai d'ailleurs jamais vu que de court, simple et bien partagé.
Les étrangers se réjouissent de cet usage.
Les personnes en deuil sont exemptes du service du baiser.
"Voyez, fit-il, un homme tué par ses paroles."
C'est une de leurs plus remarquables inventions. Aussi ne faut-il parler qu'à bon escient dans la chambre aux mensonges. J'y vis, introduit par surprise et interrogé, un de mes anciens guides de fâcheuse réputation. Je voulus intervenir. "Malheureux, tais-toi donc." Mais, orgueilleux, il parla, et ses paroles, revenant à lui dûment chargées, le firent tomber à la renverse. Il était mort.
Dès lors, plus besoin de jugement. |
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